— Il vient sur toi, sors la nasse !
¿’ Un siphon fond, fond, les petites marionnettes…
Un siphon, fond, fond, trois p’tits tours et puits sans fond ?
Par la sainte spirale des chrotales, quelle somptueuse journée ! Vitesse, vitesse chérie je revis – vitesse vous reverrai-je ? L’eau lourde, l’eau lente, l’eau longue, oh la la, bonjour l’écholalie ! Je n’en pouvais pluie ! D’air ai besoin – d’air véloce et vif, sinon quoi quoi koa coagule… Sur ce rebord rien ne risque, peux chuter, tombe à pic, puis-je sauter, saltomber, valdinguir et me ressourciez ? Juste ne pas regarder au fond quand ça va s’inverser puisque, lorsque, car ou comme, attendu que ça s’inversera, si l’animal syntactique, discret avec ses couettes, passe au bord et enclenche le rotor retour… Fais-le ! Fais-le pas. Ose-le, Carac… Ne pas badour – le Trou – regarder lorsque le siphonné expirera, c’est cela ? Promets ? Crache et parjure ? Pour Coriolisse au moins et son Larcomplice, pour Sovage et beau ! Pour Oroshiste et notre cathédrale Golgothique ?
Bon, reprenons cette charmante ritournelle, si efficace au sang. Mezzavocce :
À la claire fontaine, l’envoyant promener,
J’ai trouvé l’eau si belle que je m’y suis saigné.
Il y a longtemps que je t’aime, jamais je ne t’oublierai…
≈ S’il tombe, je me jette avec lui. La gueule montre ses crocs, elle va nous engloutir, plus de marge maintenant, si je glisse, foutue je suis, si harpon lâche, j’ai deux mètres avant la cassure et ça diminue, je veux pas, je veux pas je vous en prie, je veux vivre, je veux l’aimer, aidez-nous ! Des tonnes d’eau me poussent dans le dos, j’ai plus de force, sens plus mes bras dans l’eau froide, qu’est-ce qu’on attend ? J’ose pas regarder au fond, j’ai le vertige et ce bruit, ce bruit monstrueux, cette force de succion ignoble, une bête, c’est une gueule de bête, une haleine de bête, une bête qui vient du centre de la terre, qui va nous dévorer les entrailles, Caracole, regarde-moi encore, fais-moi rire encore, fais-moi y croire, ne m’abandonne pas maintenant ! Caracole !
∫ J’aurais serré la main de Coriolis dans la mienne et je ne l’aurais pas lâchée (foi de Larco). Elle ne serait pas tombée du précipice, moi vivant ! Elle n’est pas tombée ? « Regardez pas en bas ! » gueulera Erg, mais je n’ai pas pu m’en empêcher. La chute aura fait cent mètres de haut et au fond il y aura eu un ciel (un ciel vitré) et des muages diaphanes, rosis sur les bords, éclairés (en tapinois) par le soleil d’un outre-monde. J’ai sorti ma cage volante, yep ! Je n’en revins pas. J’étais hypnotisé par la forme des muages et, de fait, j’ai commencé à voir le ciel se rapprocher, remonter vers nous (à la manière d’un reflet sur le fond d’un tonneau qu’on remplirait). Vous voyez ? Il n’était plus vitré à mesure (ce ciel), plutôt liquide et le muage s’y baladait gélatineux, tremblant comme une gelée dans un bol bleu. Demain, je suis maintenant incapable de vous donner l’envers de l’endroit, mais je comprends au moins ceci, les hordiers : le muage s’est mué en méduse ! Je tire sur ma cage, ma cage sera une méduse, j’aurai dans la main un tentacule gluant, l’acide dissout ma chair, je hurlerai, je lève la tête, le muage fut un bulbe, il bourgeonnea de tentacules qui se délovent, ça grouille, j’essaie de décoller ma main de la corde vivante… Au secours !
— Larco ! Il a lâché la corde, le con ! Il va tomber !
]] Tu nageras, Barbak, nageras, nageras, crevé. Tu verras une île. Pas loin. À portée. Tu y vas. Tu te rapproches. Pour te reposer. Quelqu’un hurle dans la cascade. T’entendais rien. Tu nagerais, nagerais. Encore. Nagerais encore. Barbak, ouais, toi mec : remorqueur. Une voix. Ça vient de la chute. T’entends pas. Tu nages vers l’île. Des arbres bizarres dessus. Comme des mâts. Tu percutes point. L’île sera tout près, maintenant. T’as pas été bien vite pourtant. C’est elle qui a bougé vers toi ? Tu piges tout à coup. Et t’ouvres les yeux dans l’eau. Sous l’île, tu aurais vu des racines ? Pendre. Pas des racines hein ? Des lianes en paquets, transparentes ? Genre visqueux. Tu pigeras trop tard. Îloméduse, ça s’appelait.
∂ S’il demeurait un son auquel s’accrocher, c’était la voix d’Erg, le timbre tranchant de ses consignes dans l’épaisseur du grondement. Puisqu’il avait dit de ne pas regarder, j’obéissais et je gardais mes yeux fermés. Rien de ce qui était visuel, de toute façon, ne m’en aurait appris davantage que la consistance même de l’eau à travers mes cuisses et mes doigts. Quant à la proximité du vide, la violence des volutes de vapeur cinglant mon visage suffisait à l’indiquer et j’en avais pris mon parti : je veux dire de mourir là si c’était l’heure et le lieu. L’eau comme le bois, de même que toute matière, possède sa densité propre, sa plasticité et sa résonance. Il suffit d’écouter pour comprendre, avec les oreilles autant qu’avec la paume des mains. Ce qui se produisit, quoiqu’on en dira, avait d’abord à voir avec l’accélération de l’écoulement et avec sa coagulation partielle. Je ne sais pas ce qui se passa au juste dans le gouffre, cependant je sais avec précision qu’au bord, l’eau devint une liqueur au toucher, un sirop s’épaississant lentement, puis une poisse, presque une pâte, étrangement malléable, avant de redevenir liquide et légère, proche d’un vent humide plus que d’un torrent. Le son concomitant qui montait du gouffre s’en assourdit et s’en clarifia.
Ω Macaque ou pas, je me flanque au bord et j’écarquille les lampions. Trois secondes et demie plus tard, je m’en mords gravement le cuir. Y a un gars, costaud, trapu comme gorce, avec une sorte de pioche dans chaque pogne qui grimpe à l’aplomb dans la cascade ! Sauf que la cascade, elle est gelée ! Et que l’écume a viré neigasse, et qu’autant, ce qui lui lave la tronche, au costaud, a une petiote allure massive d’avalanche ! J’éteins et je rallume mes lampions, une fois, deux fois, ça va passer Gogo, tu fatigues, grousse ! Je rouvre : le gars est toujours fiscal, vissé à sa muraille de glace, avec la neige qui pisse qu’on dirait de la farine ! Sous lui, j’aperçois des gars, d’autres, qui varappent dans ce merdier blanc ! Le costaud se retourne vers eux et il gueule « Nooooorr… Nooooorr… Nooooorrssskkkkaaaaa !!! », et sans falfiner, il replante ses deux pioches un cran au-dessus, haingeux à pas croire, cœuru le type ! J’ai attendu, quoi ? Je sais pas… Que le gars soit à vingt mètres à l’aplomb de ma carcasse pour prendre le choc au bide, sévère : parce qu’il a levé sa bouille vers moi, pas pour demander de l’aide, non, c’était pas le genre. Et alors j’ai vu sa gueule. Plein cadre. Et j’ai vu que ce gars qui grimpait, c’était moi !
)- Moi reculer, reculer… Moi reculer. Pas voir en bas, pas voir petit fantôme de moi courir dans la neige tout seul et cadavre Aoi, cadavre petite source tout frais dans neige, cadavre pas voir, pas possible, reculer… Siphon montre futur, je sais, futur à nous Oroshi a dit, Oroshi sait, siphon pas bon, moi veux pas voir rivière de flocons qui tombe et Aoi cadavre, Aoua glace, « Cours, galope la Lueur… » et je courais, je courais neige profonde, neige pas vite, j’avais vu corps tombé roc, corps raclé. Et alors… Futur pas ça, futur veux fuir… Non !! Reculer derrière corde… pas glisser…
> Ce connard de Larco ! On lui dit de pas regarder et il se penche ! Si ce mec crève, j’irai pas pleurer ! Ergo l’a sauvé in extremis, il est magistral. Quand je pense qu’on a perdu un Karst et qu’on a encore un Larco dans les pattes ! Allez comprendre… Y a pas de justice… Un gars qu’a même pas été hordonné… Karst, il nous manque, il nous manque méchamment. Des ailiers comme lui et son frangin, autant dire, ça se remplace pas. On peut perdre un croc, mais pas un ailier. Le courant a ralenti enfin, j’y croyais plus, et le niveau d’eau a foutrement baissé. T’as plus besoin de te tenir à la rambarde à présent. Le siphon se tarit, on dirait. À ça près qu’il s’élargit encore et qu’il faut reculer. L’eau est molle, elle est bizarre. Et à observer les gueules de ceux qui ont la mauvaise idée de jeter un œil dans le trou, il fait pas bon regarder ce qui s’y passe. Pas bon du tout… À ma droite, Arval est tout blanc et à ma gauche, la petite Aoi a des sanglots qui font mal… J’aime pas ça. Depuis la tour Fontaine, je fais plus le mariole avec les chrones.
— Qu’est-ce que tu as vu, Aoi ?
— Je t’ai vu, Steppe… Tu marchais dans la neige… Tu te transformais… Tu essayais d’avancer vers moi… C’était horrible… Tu… Tu buissonnais… Des rameaux partaient des épaules… Tu levais le pied mais… ça restait accroché dessous… Tes orteils farfouillaient la terre, ils cherchaient à plonger… Tu tirais sur tes muscles mais tu n’y arrivais plus… Et il neigeait, il neigeait le ciel entier sur toi… Toute la cascade t’alimentait en fondant… Tu prenais racine… Tu criais mais rien ne sortait… Juste ce souffle de feuilles froissées… Tu tendais les bras vers moi, encore, encore, et ça grinçait comme une branche au coude… Le processus de conversion… Le processus…
— Eh bien ?
— Tu passais de l’autre côté… Tu basculais dans le végétal…
— Aoi, écoute-moi ! C’est une hallucination ! Ce chrone ne montre pas l’avenir ! Il montre ce que tu redoutes le plus, tu comprends ? D’ailleurs, s’il montrait l’avenir, tu aurais vu ta propre mort !
— Ce n’est pas sûr, murmure Aoi.
— Si ! C’est une certitude ! Oroshi l’a dit !
— Oroshi l’a dit ?
— Oui, je t’assure.
‘, Aoi m’écoute, elle me regarde avec ses noisettes couvertes de rosée et elle sanglote. Elle est à bout, littéralement. Sa peau est fanée. Je ne peux pas lui avouer que j’ai vu exactement ce qu’elle a vu. La fraîcheur de sa vision me terrifie : elle ressemble comme deux gouttes d’eau à la mienne. Je caresse sa nuque et lui parle encore, quel petit bouquet de femme, quelle générosité elle a, spontanée, incroyable… À quel point faut-il aimer quelqu’un pour pouvoir contempler son avenir, et pas le tien propre, quand tu plonges dans un tel miroir du temps ? Elle m’aime, elle m’aime sans le savoir vraiment, puisqu’aucune distance ne nous sépare, puisque nous passons tellement de temps ensemble pour la cueillette, parce que tout coule si simplement. J’aurais aimé être celui qui voit quelqu’un d’autre que lui dans ce gouffre. J’aimerais l’aimer. J’aimerais avoir sa disponibilité intime, son accueil fou.
Quelque part dans mes fibres, le végétal développe ses rhizomes. Il a trouvé un terreau de chair réceptif. Cette mort ne me fait pas peur. S’arbrifier… La vérité est que je me suis rarement senti aussi vivant que dans cette flaque. Quelle euphorie pour moi ici, puissante et longue ! Je me sens irrigué. Ma sensibilité envers les pulsations végétales n’a jamais été aussi violente et intuitive. Je devine tout, ce qui pousse, ce qui fane, chaque pluie frémissante. Mon sang circule si bien, tous mes sens s’affinent, explosent, je fais corps avec ce biome !
~ Mon père fait quelques pas, je ne le vois pas encore, il est derrière ma mère. Ma mère pleure autant que moi, l’émotion des retrouvailles, elle s’écarte. Alors mon père s’avance, il a ce visage brûlé des feuleurs et des forgerons, sa joie le prend à revers, le craquelle aux commissures, le bol de sa joue se fend. Il me sourit et me soulève à deux mains du sol. « Je m’excuse » dit-il. « J’aurais dû croire en toi » dit-il. « Merci d’être vivante. » Dit-il.
π Sur le bord du gouffre, le courant est à présent nul. Nous avons de l’eau jusqu’au genou. La dilatation du siphon a englouti la cordée de secours et les harpons. Mais toute la horde a eu le temps de reculer. Et chacun est resté à sa place sur le pourtour. La surface de l’eau est si lisse qu’elle reflète le ciel net. Lorsque nous avions préparé la Traversée avec Oroshi, elle m’avait enseigné tout ce qu’elle savait sur les siphons. Tout s’est avéré exact. D’abord le tourbillon invisible, lorsque le siphon se forme en profondeur. Puis l’accélération subite du courant quand le gouffre est apparu. Puis la montée à l’acmé avec une aspiration intense. « Ensuite l’eau se détend et c’est le temps qui coule » – je me souviens de ses mots. De fait, le temps coule très lentement. Ou est-ce le contrecoup de la tension nerveuse ? Beaucoup de hordiers sont trop près à mon goût du précipice. Ils sont intrigués par l’arrêt de la chute d’eau. Par le silence soudain. Sans l’écume qui les drapait, les parois semblent faites en eau dure. Le fond est introuvable. Trois cents mètres au moins.
— Je vous dis de reculer, putain ! Léarch ! Firost, recule ! Callirhoé ! Ne vous approchez pas si près du vide. Le gouffre peut encore bouger ! répète Erg.
— Le gouffre va bouger, hurle Oroshi. Ne restez pas au bord, vous êtes inconscients !
— Vous relâchez pas les marmots !
— Attention !
Il y a une secousse tellurique. Brève, brutale. Presque un rot du gouffre. Léarch est déséquilibré. Il tombe dans le vide. Le fauconnier dérape mais il s’accroche du poing à son faucon qui se déploie. Il se rétablit de justesse. À ma droite, Callirhoé a disparu.
— Calli est tombée !
— Firost aussi !
De là où je suis, je vois le corps de Firost tomber. Il tombe, il tombe, tombe, surnaturellement. Il est comme ralenti dans sa chute. Le temps ? Non. Un vent prodigieux a jailli en geyser du gouffre. Une colonne de vapeur percute Firost dans sa remontée et le maintient quelques secondes en suspension. Son corps rebondit, tournoie, s’élève à nouveau. Puis il retombe comme une pierre dans le vide. C’est fini. Il est mort. Des nappes d’eau remontent le long des parois. De bas en haut ! Une sorte de contre-cascade…
— Le siphon s’inverse ! Fuyez !
— Où est Léarch ?
¬ On n’apprenait pas ça en géographie classique. Moi j’appelais ça un court-bouillon. En gros, c’était le contraire du tourbillon. J’en avais noté quelques-uns dans la flaque. Mais là, de cette taille, dans une marmite de quarante bons mètres de large… La soupe se mit à cloquer et le niveau d’eau à remonter. Je n’y regardai pas de trop près : l’effet du chrone était encore actif si bien que je voyais à chaque fois apparaître le même désert de rocs poncés avec une statue de mon père, à genoux avec son marteau, posée sur une dalle. Pétrifié ? Plus loin, l’horizon était coupé par une falaise très haute. Du granit – de la pegmatite à vue de nez. Je discernais les volumes d’un village, un moulin devant, mal bâti, en boulbène… Des gens de l’âge de mon père accouraient. Quelqu’un se jetait dans les bras de Pietro, un autre dans ceux de Sov. Leurs parents ? Quelqu’un est tombé, j’ai entendu ? Qui ?
(·) Ça fait cinq par le Vent Vierge ! Karst d’abord, puis Sveziest. Et juste là, au moment où ça se calmait, Firost et Léarch, et ma Callirhoé, jusqu’où ça va aller ? À quoi je sers ? Qui m’écoute dans cette horde ? Je vous avais prévenu ! J’ai tout fait pour que nous ne coupions pas par cette flaque et on y est allés ! On a suivi Golgoth encore et encore, l’infaillible connard ! Celui qui se croit immortel ! Et maintenant elle est où TA horde ? Hein, elle est où ? Au fond de la fosse ! Noyée ! La Capys, c’est peut-être une chialeuse, gros lard, mais elle avait mesuré les risques ! Qui va plonger les chercher à présent, c’est toi peut-être ? C’est toi qui vas réparer ce massacre ? Parce que tu crois qu’ils sont encore vivants après une chute pareille ? Tu veux y croire, je le vois à ton groin qui renifle. Mais les organes ont éclaté sous le choc, tu le sais ça ? Soigneuse, je suis, je sais ces choses et toi tu ne sais rien ! Que dalle Golgoth ! Rien de rien ! Taré !
— Darbon, accroche cette corde à ton faucon ! Il n’y a que lui qui puisse survoler la chute ! Avec un thermique pareil, j’entorche ! Je suis viré tout de suite !
— Ça ne sert à rien, Erg, ils ont pas pu survivre…
— ACCROCHE CETTE CORDE !
ˇ• J’obéis à Erg et je noue la corde aux vervelles de mon gerfaut. Aussitôt fait, je le jette et il monte d’essor au-dessus du gouffre, avec la corde suspendue à sa main et au bout, un caillou de lest. Quart-de-gorge lui ai donné afin de ne pas l’empeloter – de sorte qu’il chevauche les thermiques très-courageusement, en oiseau de grand travail qu’il est. Si quelqu’un dans le gouffre a survécu, qu’il avue la corde et s’en empare, il suffira que je tape le taquet et que j’affriande Sarso pour qu’il revienne au poing avec l’autre extrémité de la corde. Dans ce cas, presque impossible, nous pourrons tirer du puits les naufragés.
— Bel esclame, ce Sarso, pour tenir ainsi sous ces ascendances ! note envieux l’autoursier.
— Oui, ce n’est pas un autour qui pourrait faire ça ! Un voilier saillant n’a pas la puissance, il se déchirerait !
— Il a la puissance Darbon, mais pas la portance suffisante, c’est tout.
— Si tu veux.
^ Notre fauconnier m’agaçait un tantinet, nonobstant la justesse de ses propos. Point était-ce temps et site propices aux querelles et disputes sur l’oisellerie de haut et de bas vol. L’urgence commandait. Outre que son gerfaut, quelque puissant qu’il fut, n’avait qu’utilité bien modeste pour les trois hordiers dont les corps étaient tantôt visibles, tantôt voilés par le bouillonnement du gouffre, sans qu’à cette distance-ci quiconque pût dire s’ils se débattaient ou étaient ballottés, bref si la vie avait eu la noblesse de daigner encore les soutenir après une telle chute. Au bout de la corde, le malheureux lest de pierre breloquait à l’instar d’un pendule, sans que le faucon, nullement téméraire, ne s’avise de descendre plus profondément dans la gorge pour amener ce lest à portée de bras. D’ailleurs, il guinda bien vite, sortant du gouffre à la faveur d’une ascendance et se perdant dans la nue, invisible au meilleur remarqueur et sourd autant que faucon peut au tapotement frénétique de Darbon sur son taquet de rappel…
— Calli ! Calli !
— Léarch !
— Ça va Joliflamme ?
— Je sens plus mes pieds ! Mes bottes ont éclaté. Je crois que…
— L’eau remonte, tiens le coup !
— Et Firost ?
— Il surnage. Je l’ai vu battre des bras. Je sais pas vraiment mais…
— Tu crois qu’on va se faire avaler ?
— L’eau monte, regarde ! Il y a Erg là-haut !
— Je vois rien… Il est trop loin…
◊ Pour parler franco, je me serais cru dans une coulée de fonte, la chaleur en moins. Ça grumelait en cloques énormes, ça bouillonnait de vase et de boue, c’était épais et massif, ça donnait envie de malaxer au poing. Le niveau montait, la cuve se remplissait… Et ça nous sauva. Notre mort n’était pas pour cette fois, et basta ! Encore que j’avais vu en basculant quand ce serait et où. Elle m’aurait pas comme ça pour autant, fallait qu’elle sache. Pas mon genre de femme, la faucheuse. Le futur, je le vois à ma façon à moi. C’est comme un disque de jet : s’il est voilé, il faut le redresser au marteau. Au pire, tu refonds et tu retrempes, encore et encore, jusqu’à trouver la souplesse et l’élasticité. Je ferai ce qu’il faut. « Forge ton destin » est gravé au fer sur mon épaule. Tu n’avais jamais fait gaffe, chérie ?
) Peut-être fus-je le seul, avec Erg, à regarder jusqu’au bout le siphon imploser dans le cylindre d’eau vitrifiée qu’il avait fini par se constituer. Ce que j’ai vu remonter le long des parois n’était pas de l’eau mais le temps même, tour à tour liquide et solide, compact et dilué. Le temps qui utilisait l’eau pour support, pour matière conductrice – qui l’utilisait en partie aussi, selon mon hypothèse, pour mémoire. Les scènes que j’y ai vues, d’une certaine façon, n’appartiennent qu’à moi. Ça ne signifie pas qu’elles me concernent uniquement, plutôt qu’elles furent la marque mouvante, sur le lac du temps, des ondes que les galets de mon esprit y ont fait ricocher à ce moment-là, volontairement ou par intuition. Ce que j’ai vu était un avenir lointain, puis de plus en plus proche, jusqu’à l’avenir immédiat, jusqu’à la prescience du présent – l’implosion.
En se refermant, le siphon a expulsé cette contrevague qui nous a submergés et éparpillés sur deux kilomètres alentour. Du gouffre, en renageant vers l’épicentre, j’ai cru d’abord qu’il ne restait rien, à cause de la transparence. Il restait en fait un cylindre de verre de cinq mètres de haut, à peine, sur autant de large. À l’intérieur, il nous a fallu beaucoup de temps pour remarquer autre chose que le vide. En fait, il y avait juste un bout de peau, pris dans l’épaisseur du verre, avec le signe √ tatoué : le blason de Sveziest. La peau venait de son omoplate gauche. Golgoth tatoue toujours les crocs à gauche.
Les éclats de verre qu’on retrouva jusqu’à deux jours amont ne sont qu’une des centaines de formes que l’eau peut prendre, soumise à la trempe du temps. Je savais pour le givre ou la glace. J’ai appris pour le verre. À une certaine viscosité dans l’écoulement du temps, l’eau se vitrifie, voilà. Léarch pense que le verre est l’étape ultime de cristallisation du temps, donc la mémoire. Je pense plutôt que la mémoire est comme les lingots de sa forge, ductile comme un métal, apte à prendre toute consistance, qu’elle n’est pas figée mais éminemment plastique ; elle est ce qui se dilate, fond et se contracte selon les besoins de l’esprit. Le verre n’est que du temps qui ne peut plus couler. Qui se met donc hors du temps. Un bloc d’instants séparé, coupé de tout avenir ou passé. Une stase. Le verre conserve mais il ne se souvient pas. Seul ce qui peut fluer se souvient. Et je me souviens de Sveziest.
π Le jour du siphon, Golgoth décréta le repos général. Erg avait eu la présence d’esprit de sauver la plate-forme. Nous la dressâmes donc au-dessus du lac, dans une zone peu profonde. Notre poids suffit à l’ancrer aussitôt dans la vase. Il manquait des lattes au plancher mais personne ne s’en plaignit. Callirhoé avait les pieds cassés – l’astragale d’après Alme. Elle me demanda de suspendre les braseros à coupoles sous la plate-forme. Je les accrochai sous les quatre carrés découpés à claire-voie dans le plancher. Je plaçai le bois flotté sur les coupoles et l’aspergeai d’huile. Je fixai dessous les hélices de ventilation et les vissai. Notre feuleuse approcha son moulin à friction, le laissa prendre le vent et alluma ainsi, à genoux, les quatre feux préparés. Oroshi plaça les éoliennes de recirculation et orienta les tubes de chaleur. Elle fit suspendre le linge trempé devant. Callirhoé prépara aussitôt une cuisine de fête. Elle était bouleversée mais joyeuse. Elle n’en revenait encore pas d’avoir survécu.
Cette idée de la plate-forme, que nous devions à Silamphre, nous sauva de l’épuisement en zone centrale. Elle fut notre havre de repos chaque soir. Notre île démontable et nomade. Bricolés par Oroshi et Callirhoé, les sèche-linge limitèrent les désagréments de l’humidité. Les sacs de couchage et les combinaisons fournies par les Fréoles étaient d’une qualité rare. Quant à la nourriture, elle s’avéra suffisante et variée. La chasse aida beaucoup. En particulier celle des oiseliers. La pêche fut facile : carpes et gardons, tanches au crépuscule. Quelques anguilles grâce à Larco. Du ciel, sa cage ramena aussi une poignée d’oiseaux succulents. Steppe et Aoi complétèrent avec l’amidon décanté des racines de roseaux. Ils en firent des galettes et des bouillies. Golgoth dévora comme jamais. Il ne fut pas le seul…
Nous ne parlâmes plus du siphon pendant quelques jours. Puis le sujet qui nous travaillait tous ressurgit un soir. La nuit était pour une fois nette de tout nuage. Deux petites lunes jetaient un éclat parme sur les crêtes des vagues. Dans notre carré de parleurs nocturnes, Caracole et Sov échauffaient les imaginaires :
— Dis donc, troubadour… Tu ne nous as encore pas parlé de ce que tu as vu dans le gouffre. Tu esquives depuis tout à l’heure… insistait Oroshi.
x Il y eut un silence de quelques secondes. Une hésitation entre la pirouette et le mensonge ? Entre la vérité habillée et la vérité nue ? La houle s’était progressivement calmée et je l’entendais s’échancrer avec douceur sur les piliers de bambous.
— J’ai vu ce que vous avez vu, camarades.
— Ton avenir ?
— Non. J’ai vu ce que vous avez vu. Veuillez faire tourner vos petites éoliennes dans vos oreilles, s’il vous plaît… J’ai vu vos propres visions.
— Les nôtres ? Une par une ?
— Non, elles sont venues ensemble, superposées, comme si je les vivais vautré dans des couches de temps différentes et cependant… Cependant oui, elles pleuvaient simultanées…
— Tu dis n’importe quoi… coupa le fauconnier qui suivait le débat en catimini.
— Alors écoute donc, Darbon le Fel ! Je puis par exemple vous dire que tu es le seul qui ait filouté ici. Tu n’as pas donné toute ta vision, chenapan ! Tu as parlé de ton faucon qui ne passait pas le mur du vent, soit. Ceci dit, tu as caché ce que tu as vu après. Me trompe-je ?
— Il n’y avait rien après !
— Après tu as mangé ton faucon. Tu l’as mangé cru. Et tu t’es empoisonné.
— Tu dis n’importe quoi ! s’emporta Darbon, décontenancé. Je vais me coucher, j’en ai marre de tes pitreries !
— Tu es déjà couché… Prends motte et reste à quia ! siffla l’autoursier.
) Caracole apprécia le pique et se contenta de lancer son boomerang… couché. Il revint dans sa main. Je pris la parole :
— Si je résume ta théorie, Caracole, tu prétends que le siphon aurait cette capacité de contracter en lui des segments d’avenir ? Qu’il serait en quelque sorte une mémoire du futur ? Et qu’il aurait libéré en notre présence ces futurs qui attendent chacun de nous ?
— Yak !
— Ça me fait frémir… Tout serait écrit alors ? intervint Pietro.
— Pourquoi pas ? Cette scène que nous vivons par exemple, elle existait déjà. Tout a déjà existé et tout existera un jour à nouveau. Tout reviendra intact, tel quel. Le chrone ne prévoit rien, il fait juste défiler à toute allure les boucles de temps qui le constituent, il n’est que le trajet d’une mémoire circulaire, dense à hurler. Ce qui circule en lui n’est en fait que du passé. D’un certain point de vue. Sauf que ce passé est pour nous un avenir puisque nous rampons vers lui, risibles escargots, dans un segment minuscule du circuit. Notre esprit a capté les scènes que nous cherchions, il a trié à la volée dans le défilement. Sans que je sache comment qu’il a fait, notez bien, ni pourquoi donc et quand bien même que !
— Tu te rends compte de ce que tu racontes ? Tu nous fais marcher ou quoi ?
— J’espérais plutôt vous faire nager…
— Quelqu’un a une autre théorie, même bateau ? Parce que là… Pffff ! soupire Silamphre.
— Je veux bien exposer la mienne, osé-je. Pour moi, ce que nous avons vu dans le gouffre n’était pas l’avenir. Ou plutôt, ce n’était qu’un avenir dans l’ensemble des possibles qui couvent en nous.
— Alors pourquoi a-t-on vu celui-là précisément, Sov ?
— Parce qu’il s’agit à mon avis de l’avenir axial, en trace directe.
— C’est-à-dire ?
— C’est l’avenir dominant, le plus probable, celui que nous vivrons si les tendances qui sont en nous se développent normalement et se confirment. Le chrone n’est pas une mémoire selon moi. Il n’est qu’une scintillance du vif, une forme d’écho psychique, de résonance des forces qui nous travaillent, qu’il a la capacité de transcrire par, ou à travers, l’eau. Ce qu’il a projeté, si vous voulez, c’était la concrétisation de ce que nous sommes potentiellement.
— Notre devenir ?
— Oui, notre devenir principal.
— Donc en fait, pour toi Sov, rien n’est écrit ?
— Non, tout s’écrit. Et tout s’écrit en ce moment même, dans mes veines, avec mes forces intimes, par leurs combats. Le chrone nous a montré ce que nous deviendrons si nous continuons à être ce que nous sommes. Steppe deviendra un arbre s’il continue à favoriser le végétal en lui. Callirhoé verra son père si elle désire vraiment le voir…
— Et Barbak mourra digéré par une îloméduse s’il ne comprend pas ? C’est cela ?
— Oui, peut-être. Il nous écoute là ?
— Non, ils dorment déjà là-bas. Tu ne les entends pas ronfler ?
π La nuit s’écoulait. Nous restions cinq à discuter : Caracole, Oroshi, Sov, Silamphre et moi. Oroshi était à l’accoutumée la plus concentrée :
— Est-ce que nous devons considérer ces visions comme un message, finalement ?
— Qui serait ?
— Qui serait de ne pas suivre son avenir majoritaire mais ses devenirs minoritaires. Qui serait de savoir bifurquer, s’inventer une autre approche de l’existence. Qui serait de ne pas suivre sa pente naturelle. Ou alors en montant !
— Ça dépend pour qui, Oroshi. Qu’est-ce que tu as vu pour vouloir le changer ?
— Je vous l’ai dit. Je me suis vue accoucher. Mais ce n’était pas un enfant. C’était une sorte de… boule de vif écarlate, une sorte de chrone qui sortait de mon ventre. Ça n’avait pas de membres ni de tête mais je le prenais dans mes bras, j’étais terrorisée et heureuse à la fois. Je n’avais pas mal. La boule était chaude et…
— Et quoi ?
— Et je passais mes doigts à travers sans le déchirer. Je comprenais enfin.
— Tu comprenais ?
— Je comprenais le sens de tout. Je savais. J’avais achevé ma quête.
— Pourquoi Caracole a-t-il vu les visions de chacun ? Pourquoi Aoi a-t-elle vu celle de Steppe ?
— Et Larco qui a ressenti le passé, le présent et l’avenir à la fois, comme Carac…
— Et alors, jeunes loutres de la connaissance ? Quoi d’étonnant ? Vous vous faites du temps une représentation si pitoyablement uniforme et droite !
Votre imagination gingeole clopin-clopant, cahin-caha, tant bien que mal, à croupetons et tout lui semble extravagant, à cette vieille fille ! Temps est eau, temps est vent ! Il accélère quand il veut, il ralentit, il s’inverse, revient sur ses pas, repart d’un bond ! Il spirale, s’emboucle, s’enroue, toussote un peu d’avenir, ravale vos passés, se vide les sphincters dans un lac. Pourquoi non ? Il y a autant de temps que d’êtres qui respirent, que de vitesses ! Le temps est en vous comme l’eau dans une bouteille. Vous vous buvez un peu chaque jour, à l’économie, et vous croyez savoir ce qu’il est ? N’y aurait-il que Sov pour comprendre un peu ? Il y a le temps qui coule oui, qui est un temps parmi des myriades, le seul qui vous parle apparemment ! Pourtant il y a le temps du gel, le temps du givre léger, celui de la glace noire et celui du verre, le plus contracté de tous, qu’on peut pourtant souffler pour en faire les bouteilles qui vous rassurent. Il y a le temps à consistance de brume ou de vapeur, qui flotte et s’éparpille, celui qui glisse dans les mains, celui qui poisse et coagule, l’hémophile et l’aéré… Et puis les temps morts et les temps libres, les temps forts et les temps faibles, le bon temps, celui qu’on tue, le furtemps ! Et combien d’autres ? Certains filent droit, à leur cadence, mais la plupart font des huit et des nœuds, repassent sans cesse par les mêmes instants. Vos figures – passé, présent, avenir – sont sans valeur dès qu’on sort du fleuve. Par exemple, savez-vous que le passé en temps-verre n’est qu’un présent densifié qui se dilate ? Et que le futur en temps-brume n’est qu’un présent éternel qui s’émiette en gouttelettes d’instants ? Et que demain n’existe pas en…
— Merci Caracole, mais tu nous épuises. Temps mort !
) La traversée de la zone centrale dura encore deux semaines, mais nos corps étaient faits et nous n’avions plus peur du pire. Pendant les trois derniers jours de pleine eau, nous eûmes un rocher émergent en ligne de mire et nous sûmes que nous avions fait le plus dur.
Devant nous s’étendirent à nouveau ces paysages affligeants de brume et de roselières couchées, mais ils avaient désormais quelque chose de familier. Dans un mois, si la chance continuait à sourire, nous serions à Chawondasee et je reverrais Nouchka, dont le souvenir, sous cette grisaille plombante, parvenait encore à se glisser entre l’eau et ma peau, rouge et chaud.
Étrangement, plutôt que nous diviser, la mort de Karst et de Sveziest nous souda. Personne n’en imputa à quiconque la responsabilité. Pour la première fois depuis trente ans, on vit Golgoth revenir en arrière pour aider Callirhoé. Il ne le fit que deux fois, mais il le fit. Je n’aurais jamais imaginé pouvoir me lever un matin sans voir Karst piocher dans la gamelle de Horst. Partout où s’asseyait Horst désormais s’asseyait à sa gauche le vide, et je ne m’y habituais pas. J’apprenais. Peut-être m’avait-il fallu ça pour comprendre ce miracle que les autres, eux, soient encore là à bouger, à parler, à gueuler devant moi tous les matins. J’avais longtemps cru que je tenais à eux mais, comment dire ? aujourd’hui ce n’était plus vraiment ça : c’était plutôt qu’ils tenaient en moi. Ils me peuplaient, ils habitaient mon bivouac d’os et de nerfs. À chaque pas qu’ils faisaient, à chaque mot échangé, chaque petit geste discret, ils élargissaient ma flaque intérieure d’autant, ils en prolongeaient la surface tissée. Le simple fait de les imaginer pouvoir mourir avait redonné à leur présence une lueur. Après la mort de Sveziest, je m’étais juré ça : de ne plus jamais oublier qu’ils pourraient ne plus être là demain. Les conséquences de ce petit serment furent prodigieuses pour l’acuité avec laquelle je recevais ce qu’ils étaient. Je découvris une nouvelle intensité – celle que la conscience effilée d’être accoudé chaque jour au parapet branlant de la mort donne. J’étais à nouveau émerveillable.